Yacht Class n°29 (juin-juil-août 2022)

Histoire

La Principauté célèbre cette année le centenaire de la disparition du Prince Albert Ier qui régna de 1889 à 1922. Océanographe de renom, humaniste, féru de sciences et d’innovations, le trisaïeul de l’actuel Souverain fut l’un des pionniers de son temps.

Texte : Aurore Teodoro – Photos : Collection Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco et Charles Chusseau-Flaviens – Archives du Palais de Monaco – IAM

L’engagement du Prince Albert II en faveur de l’environnement et des océans n’est plus à prouver. Coïncidence troublante, cette ferveur fait écho à celle de son trisaïeul et homonyme, le Prince Albert Ier, qui régna dès 1889. La Principauté, lieu d’hivernage privilégié de la noblesse européenne, s’apprête alors à connaître sa Belle Époque, quelques décennies après la création du quartier de Monte-Carlo et de son célèbre casino. Souverain, humaniste, scientifique… Albert Ier s’implique dans de nombreux domaines et fait de l’océanographie l’un des fils rouges de son règne. Pourtant, rien ne le prédestinait à cette carrière parallèle. Né à Paris en 1849, le fils de Charles III passe beaucoup de temps au château de sa mère à Marchais. Il reçoit toute son éducation dans des institutions parisiennes, puis dans le Loiret. Pour expliquer cette passion pour la mer, « il existe plusieurs hypothèses », développe Stéphane Lamotte, secrétaire du Comité de commémorations Albert Ier et auteur du livre  »Les Mondes d’un prince. Albert Ier de Monaco et son temps ». « Le premier déclic, c’est vraiment un goût pour la nature que le prince héréditaire acquiert très tôt, lors de ses promenades dans le domaine de Marchais. Progressivement, ce contact va se tourner vers la mer avec plusieurs éléments déclencheurs, comme les sorties qu’il faisait sans doute enfant à Monaco, avec des marins et des pêcheurs monégasques. Il est également passionné par les récits de voyage, très en vogue au 19e siècle. C’est le temps de l’exploration, des grands voyages, des romans de Jules Verne, des revues savantes qu’il lit. Il assiste et se passionne pour la course aux pôles, dernières terres à conquérir. Cela le conduit vraiment à avoir, de façon précoce, une envie en particulier d’aller au Nord. » A cela s’ajoute également une formation d’officier de marine, en France dans un premier temps puis, dès 1866, en Espagne. « Il va apprendre sur le pont puisque c’est quelqu’un qui est ‘formé à l’université de la curiosité’. C’est un autodidacte dans le sens noble du terme, qui n’a pas une formation académique scientifique. Il va apprendre au contact de l’océan », ajoute Stéphane Lamotte.

Une carrière parallèle d’océanographe

Cette passion de la mer ne quittera jamais le Prince Albert Ier. En 1873, il acquiert une goélette, qu’il nomme L’Hirondelle, avec laquelle il parcourt la Méditerranée occidentale et visite notamment les îles espagnoles et portugaises de l’Atlantique. Mais ce n’est qu’en 1884 que son intérêt prend une autre dimension. Il visite au Muséum d’histoire naturelle de Paris une exposition organisée par le professeur Alphonse Milne-Edwards, présentant les travaux menés lors de ses récentes expéditions océanographiques. Le prince héréditaire a une révélation et dès l’année suivante, il organise sa première campagne, à bord de l’Hirondelle. Son accession au trône en 1889 ne l’empêchera pas de mener ses deux carrières professionnelles de front. « Il a une puissance de travail importante, dort peu et travaille beaucoup. Il s’entoure des meilleurs, aussi bien dans son cercle politique rapproché que dans le milieu des savants », précise le secrétaire du Comité de commémoration Albert Ier. « Il prépare très bien ses campagnes et contrairement aux idées reçues, il n’est pas plus absent que d’autres souverains avant lui. Il partage son agenda. Il est en Principauté en hiver, lors de la saison politique et artistique. Au printemps ou à l’automne, il est souvent à Paris et à Marchais, et descend aussi à Monaco. L’été, il part en campagne scientifique pour des durées allant généralement de sept à douze semaines, durant lesquelles il continue de gouverner à distance. Lettres, télégraphes… il se tient au courant de ce qu’il se passe. » Chef d’État et explorateur reconnu, le souverain monégasque détonne. D’autant qu’à cette époque, l’aristocratie pratique le yachting comme un loisir. Mais le Prince Albert Ier n’a que peu d’intérêt pour l’aspect sportif, et il n’entend pas se contenter d’un rôle de mécène. « Il est le commandant du bateau. Il a un état-major scientifique. Il écoute et sollicite mais c’est lui qui dirige les campagnes et décide en amont de leur orientation », relate Stéphane Lamotte, avant de préciser : « Il n’est pas dans le yachting de loisir ou sportif. D’ailleurs, les deux premières fois où il se rend aux Régates de Kiel (Allemagne), il s’agit d’escales sur la route du Spitzberg. Il y retournera par la suite, conscient de la dimension internationale et politique de ce rendez-vous mondain et sportif, avec une volonté de jouer l’apaisement entre la France et l’Allemagne. »

Un apport scientifique de taille

De la Macaronésie au Spitzberg, en passant par l’Ecosse, le Prince Albert Ier mènera 28 campagnes maritimes au total entre 1884 et 1915. S’il effectue ses quatre premières expéditions à bord de l’Hirondelle, très vite, les capacités de ce voilier s’avèrent limitées. Il fait alors appel au chantier britannique R. & H. Green à Blackwall Yard, près de Londres, pour faire construire un trois-mâts de 53 mètres équipé d’un moteur, de trois laboratoires, mais aussi des technologies les plus évoluées : éclairage électrique, chambres froides… Baptisé Princesse Alice, du nom de la seconde épouse du Souverain, il accueillera sept campagnes de 1891 à 1897, avant d’être supplanté par le Princesse Alice II, un yacht de 73 mètres conçu spécifiquement pour les zones polaires. C’est d’ailleurs à son bord, que le Souverain monégasque accomplit ses quatre expéditions au Spitzberg entre 1898 et 1907. « Au fur et à mesure, la capacité et la technicité des bateaux vont augmenter. On passera de 15/20 membres d’équipage sur son premier bateau, jusqu’à 80 sur son dernier vaisseau, l’Hirondelle II, sur lequel il fait ses dernières campagnes, dès 1911. A la fin, aux côtés des matelots, il y a des lingères, des pâtissiers, des mécaniciens… Et, cela rejaillit sur la pratique du yachting », précise Stéphane Lamotte. La curiosité scientifique du Prince « Savant » ou « Navigateur », comme on le surnomme, le conduira à expérimenter bon nombre des innovations de l’époque : ballons météorologiques, télégraphie sans fil, photographie et cinématographie… « Il a un goût très prononcé pour l’instrumentation. Que ce soit les tubes divers, qui prennent les noms de ses collaborateurs (Buchanan, Richard…), les thermomètres des nasses triédriques pour les prélèvements en profondeur… il y a des équipements assez impressionnants. Et, soit il contribue à améliorer du matériel déjà existant pour le perfectionner et le rendre plus efficace pour ses besoins, soit il crée spécialement des objets utiles pour ses campagnes », explique le secrétaire du comité Albert Ier, avant d’enchaîner sur une « expérience assez amusante. Lors de ses campagnes sur l’Hirondelle, il s’est rendu aux Açores et à Terre Neuve, pour mener ce qui fut une véritable enquête scientifique. Il posera jusqu’à 1 700 flotteurs de natures différentes : sphères en cuivre, barils en bois, bouteilles en verre plus classiques… Ces flotteurs contenaient des messages, en plusieurs langues, destinés à être interceptés par les bateaux ou ramassés sur les plages, avec un certain nombre de questions, dont la localisation, et une adresse de retour. Tout cela avait pour but de collecter des données pour étudier les courants, notamment le Gulf Stream ». Il faut dire que le Prince est un passionné d’océanographie dans le sens large, qui entend étudier les caractéristiques propres du milieu marin, comme les courants, la salinité, les profondeurs mais aussi sa faune et sa flore, qu’il contribuera grandement à répertorier. Il sera également le premier à cartographier les océans ou encore à donner des noms aux paysages du Spitzberg. Aujourd’hui encore, on retrouve dans cet archipel norvégien, situé à l’intérieur du cercle polaire : le Glacier de Monaco, les Monts de l’Empereur Guillaume ou encore le Glacier Tinayre, du nom du peintre et ami qui l’accompagne lors de ses expéditions. Les résultats de ses travaux seront largement diffusés, que ce soit dans les sociétés savantes, dont il est membre, ou auprès du grand public, à qui il souhaite offrir ses connaissances et éveiller aux questions environnementales. C’est notamment dans cette optique qu’il crée au début du siècle, l’Institut Océanographique, situé aujourd’hui encore à Paris, et le Musée Océanographique qui surplombe majestueusement la mer depuis le Rocher de Monaco. Le Prince relatera aussi ses aventures dans un carnet de voyage, intitulé « La Carrière d’un Navigateur », publié de son vivant. Notons qu’à cette époque déjà, Albert Ier a conscience de l’impact de l’activité humaine sur l’environnement. Il militera d’ailleurs pour la création de parcs nationaux, à l’image de ceux qui existaient déjà aux Etats-Unis. Il s’éteindra en 1922, un an après avoir prononcé son célèbre « Discours sur l’Océan » devant l’Académie des Sciences des Etats-Unis à Washington. Un discours testament qui trouve encore écho aujourd’hui.

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